Il est entré dans l’hôtel un peu après que j’ai pris mon service, avec un gros sac kaki de la
taille d’un enfant. L’horloge murale de la réception indiquait vingt heures trente, l’heure où
on commence à savoir si la soirée va être ratée ou pas. Dehors il pleuvait, comme dans
Impitoyable, une pluie dure qui disait que la terre pouvait très bien se passer de l’homme.
Il m’a dit venir de la part d’un certain Gerhart, mais je n’avais aucun souvenir d’un certain
Gerhart. J’ai répondu que très bien, mais que cela ne faisait aucune différence pour le prix
de la chambre. Il m’a montré le sac à ses pieds, et il m’a dit qu’il avait servi comme casque
bleu en Bosnie, et que tout ce qu’il en avait retiré c’était une plaque de métal dans le crâne.
Il a pris un des aimants sur le tableau d’informations placé dans l’entrée, et l’a approché de sa
tempe droite, et l’aimant s’est collé tout seul contre la peau, avec un petit bruit mat. J’ai dû
avoir l’air impressionné parce que l’étranger, qui parlait avec un accent anglais, ou tournant
autour, a paru satisfait. Ce n’est pourtant pas facile de surprendre un gérant d’hôtel
de catégorie inférieure. Deux jours plus tôt, j’avais été attaqué par un Indien, et je portais
encore sur le nez un sparadrap qui me donnait l’air de Nicholson dans Chinatown, enfin
je trouvais, et c’est la raison pour laquelle j’hésitais à l’enlever.
L’hôtellerie n’était pas ma vocation. Mais personne ne rêve non plus de devenir contrôleur
des achats, ou commercial de terrain. C’était arrivé par hasard, une chose après l’autre.
Je n’avais pas eu à choisir entre le chemin de gauche et le chemin de droite, j’avais pris ce qui
se présentait, après une série d’expériences dont la durée allait de trois mois à trois ans,
et dont la somme ne servait pas à grand-chose dans ce qu’on appelle la construction d’une
carrière, si ce n’est à démontrer une certaine capacité d’adaptation. J’avais vendu des choses,
enseigné à des gens, j’avais transporté des choses, et transporté des gens. J’avais travaillé dans
des bureaux, dans des piscines, dans des musées. J’avais raté un certain nombre d’occasions
avec une certaine constance. Pourtant, dans mes moments d’optimisme, je me disais que
l’allongement de la durée de la vie me permettait d’espérer que j’avais encore le temps
de trouver ma voie. L’opportunité de l’hôtel s’était présentée sous la forme d’une annonce,
quelques mois plus tôt. C’était l’occasion de descendre de cheval, de poser mes sacoches,
de m’établir quelque part, d’observer le mouvement des gens autour de moi, de les laisser
venir, une façon de voyager sans bouger. C’est comme ça que je voyais les choses.